Parce que quand j'ai des insomnies, il faut absolument que j'écrive.
Il était une fois un joueur de dames exceptionnellement doué. Depuis l'âge de sept ans, il n'avait connu aucune défaite, et s'il lui arrivait quelquefois d'être dans des situations difficiles, il finissait toujours par remporter haut la main.
Ce joueur de dames avait un autre passe-temps, beaucoup plus difficile et plus ardu, et qui lui faisait porter son nom de "joueur de dames". C'était un séducteur hors du commun, qui était toutes les nuits avec de nouvelles conquêtes, et le pluriel ici marque l'incroyable talent dont ce joueur était doté. Il était renommé dans tous les pays pour son charisme inégalé, et nombreuses étaient celles qui, ayant déclaré sur leur honneur ne jamais tomber dans ses charmes, y churent néanmoins dès qu'il tenta de les séduire. Parfois même avant qu'il n'essaie, mais c'étaient alors des hypocrites et il les rejettait; un Casanova a son honneur à défendre et refuse les conquêtes faciles.
Pour ses deux talents dans lesquels il excellait tellement, la presse faisait grand cas du joueur de dames, et l'appelait toujours de cette façon, que les dames désignent les pions promus du jeu ou les femmes exquises qu'il séduisit.
Or un jour il advint que des mathématiciens durs à la tâche se crurent obligés de résoudre ce jeu qui est à la fois si simple et si complexe, afin d'impressioner les filles qu'ils voulaient eux-même séduire. Et comme ils cherchaient et cherchaient, ils finirent par trouver une solution parfaite, une programmation qui était invincible et qui ne laisserait aucune chance à aucun joueur du monde pour la battre, lui laissant tout au plus la possibilité d'égaliser à condition qu'il suive la même procédure.
Ces génies se mirent donc en tête de tester leur programme, c'est-à-dire de le révéler au monde, puisqu'il ne comportait aucune erreur de programmation, qu'il avait été démontré comme invincible par dix-huit méthodes dans sept théories posant des axiomes différents, et que la logique formelle transcendantale avait démontré que ces démonstration étaient non seulement justes mais justes positivement, c'est-à-dire qu'il n'existait pas de théorie supérieure qui pourrait les démontrer fausses. Alors ils le firent jouer contre des humains, qu'il battit tous sans exception. Et au fur et à mesure qu'il gagnait, d'autres humains venaient tenter de le battre, jusqu'à ce que les mathématiciens l'inscrivent à titre exceptionnel au championnat du monde.
Le joueur de dames pendant ce temps-là, n'avait pas encore eu vent de cette diablerie, et passait son temps en débauches diverses. Il perdait tout son argent au poker, au blackjack, et aux roulettes de casino; mais cela n'avait pas d'importance, car il se trouvait toujours une femme de millionaire prête à le renflouer pour peu qu'il la complimente sur sa fourrure, sur la douceur de sa peau, sur la pureté de sa voix et la rondeur de sa poitrine. Et le soir, il était au lit avec celle ou celles de son choix, et il dormait si peu qu'il ne distingait plus les jours, et qu'il serait resté longtemps apathique de cette manière s'il n'avait pas aperçu, au hasard de ses pérégrinations charnelles, une émission spéciale montrant la machine en marche démontant tous ses anciens concurrents, ces prétendus joueurs incapables de rivaliser avec le joueur de dames, même ivre mort après une nuit blanche passée à caresser des femmes. Et il voyait ces gens se faire écraser, massacrer par une implacable mécanique, qui les fauchait net, les massacrait, et comme le carnage n'était pas suffisant un écran désignait le nombre de tours maximums jusqu'à la fin de la partie, c'est-à-dire la victoire du programme; et généralement, après une cinquantaine de mouvements, tout était fini.
Voyant une telle force, une telle sauvagerie dans cette invention née du progrès des sciences, le joueur de dames se remit à boire puis à perdre son argent au poker, au blackjack et aux roulettes, avant de séduire quelques millionaires prêtes à le renflouer et de passer une nuit à jouer à d'autres jeux avec elles. Il s'en trouvait toujours l'une ou l'autre, bien sûr, pour tenter de le défier aux dames, mais il refusait toujours, et préférait les observer jouer les unes contre les autres.
Mais un jour, alors qu'il continuait dans ses débauches habituelles, on vint lui apporter une invitation à une émission spéciale où il était l'invité principal: on l'invitait à défier la machine, en tant que challenger: en effet les mathématiciens étaient si confiants dans leur programmation qu'ils ne laissaient aucune chance au joueur de dames, même s'ils espéraient qu'il soit capable d'égaliser, prouvant ainsi qu'il fut le meilleur joueur de dames humain que cette terre ait jamais portée. Ils lui vouaient un respect inégalé, car c'est lui avant tout qui leur avait donné l'idée de créer une machine invincible. Mais lui, voyant qu'il n'était plus l'homme à battre, injurié par cet hubris incroyable, continua comme si de rien n'était à boire et à séduire, car il n'avait besoin d'aucune préparation si ce n'est d'être le plus débauché possible, afin de laisser une chance à la mécanique maudite.
Le jour de l'émission vint une semaine plus tard, et quand le public vit venir ce barbu débraillé, aux yeux intensément bleus, au sourire en coin rêveur et cynique, il ne put s'empêcher de reconnaître en lui celui qui vient combattre pour l'honneur, mais en aucun cas pour la gloire ou la victoire. Le programme avait déjà battu tous les plus grands avec une différence de pions largement supérieure à celle du joueur de dames; les prévisions concernant le nombre de tours maximum étaient toujours justes, toujours décroissantes. Il n'avait aucune chance.
Tout commença très vite: le joueur de dames bougea son premier pion, et le nombre de tours maximum chuta directement de deux. Après quelques échanges et passes, la partie se stabilisa légèrement pour se transformer en lutte de position, afin de permettre au plus fin de créer un chemin à un de ses pions pour se transformer en dame. Et le compteur de tours tiquait toujours.
Cependant, malgré l'exactitude de la machine, le joueur de dames était extrêmement bon lui aussi, et son talent surhumain l'avait jusqu'ici aidé à conserver le même nombre de pions que son adversaire. Il obtint sa première dame exactement au même moment que l'ordinateur obtint la sienne, et les mathématiciens furent ravis de voir une telle capacité calculatoire chez un être humain.
C'est alors que tout commença à changer. Le joueur de dames fit un mouvement tout à fait étrange, insolite et incongru qui permit à la machine de prendre deux pions d'avance sur lui. Le nombre de tours restant fut réduit d'une façon spectaculaire, et ses pions tombèrent un à un. Il ne lui en restait que cinq contre une dizaine, et il ne semblait rester que quelques tours quand soudain, après un deuxième mouvement extrêmement étrange, une chose impossible se déroula.
Le compteur de tours était passé de douze à treize.
Les mathématiciens, suant à grosses gouttes, n'arrivèrent pas à expliquer aux commentateurs comment une chose pareille avait pu se passer. Ils prétextèrent un court circuit, une attaque terroriste, mais entre-temps la partie continuait et le joueur de dames avait égalisé le score, et le nombre de tours restant avait encore augmenté jusqu'à vingt. Alors, peut-être à cause de la fatigue, de l'ivresse, ou du souvenir de la belle avec qui il avait dormi cette nuit-là, il fit un dernier mouvement insolite qui se solda par son échec total et immédiat.
Les mathématiciens, qui étaient alors en mauvaise posture, furent extrêmement rassurés face à un tel résultat. La communauté mathématique entière avait en effet travaillé sur ce programme, l'avait vérifié, retouché, retravaillé, décompilé puis recompilé pour qu'il soit parfait pour cet événement. Le programme ne pouvait pas faillir, ha ha, non, c'est sans doute le compteur qui a eu un problème, ou un court-circuit, oui, nous ne sommes pas à l'abri d'une erreur de matériel après tout, nous ne travaillons que sur la programmation.
Entre-temps le joueur de dames s'était endormi sur la table, et d'adorables brunes, blondes et rousses vinrent à sa rescousse pour le déposer dans un lit où il serait, une fois n'est pas coutume, tranquille.
Et il continua, plus tard, sa vie de débauche, perdant son argent au poker, au blackjack, et à la roulette, séduisant des millionaires avec qui il passerait la nuit et qui lui pairaient ses vices. Et de leur côté, les mathématiciens, après de nombreux tests, de nombreuses vérifications, ne purent pas trouver d'erreur dans le compteur de tours, ni de problème dans le matériel, ni même la moindre attaque servant à les discréditer. Ils expliquèrent néanmoins qu'on n'était pas à l'abri d'un problème qui n'ait pas pu être détecté, car après tout, seuls les programmes peuvent être vérifiés à cent pour cent.
Mais le public se souviendra toujours du moment où, tout à fait écrasé par la machine, le joueur de dames réussit à renverser les choses, à écraser les calculs les plus justes par son intuition, et à séduire toutes les femmes qui l'observaient en même temps. Et les mathématiciens, qui ne purent donc séduire les femmes qu'ils tentaient de charmer par ce programme, s'en souviendront longtemps aussi.
FIN