C'est quoi, perdre son temps?
Dans le monde des phrases interrogatives, on distingue plusieurs types, tous portant un blouson, des lunettes noires et tentant d'avoir l'air un peu étranges. Le premier, la question ouverte, est le stéréotype pur du genre, au sens où on ignore tout de lui. Le second, la question fermée, nous fait hésiter entre deux extrêmes, mais nous permet d'avoir une idée, même vague, de lui. Enfin, deux jumeaux débiles apparaissent, essayant d'avoir l'air ténébreux et cool mais se lattant complètement: il s'agit de la question rhétorique et de la question orientée.
"C'est quoi, perdre son temps?" est une question orientée.
"C'est quoi, perdre son temps?" est le genre de question qui vous mène dans un piège en vous faisant croire qu'il y a une question alors qu'en fait il n'y a rien. Est-ce que nous possédons, nous autres êtres humains, un temps que nous pourrions gagner, perdre, dépenser? si c'était le cas je crois que nous pourrions trouver des banques avec des taux de change temps/argent, et qu'on ne se retrouverait jamais dans ces cas très étranges où des personnes richissimes se mettent à perdre la vie. Or on constate bien que ce n'est pas le cas, donc si nous possédons en effet du "temps", nous n'avons aucun contrôle dessus, nous ne pouvons donc pas ni le gagner ni le perdre, et perdre son temps devient une supercherie fondée sur un jeu de mot et des suppositions débiles.
Cependant, on trouvera encore des personnes qui répliqueront que même si nous n'avons aucun contrôle sur le temps, nous en avons sur nos actions et nous pouvons ainsi utiliser le temps qui nous est donné afin d'agir, et que ce sont ces actions et leur manque qui définirait l'expression "perdre son temps".
Ces gens sont des salauds. Ces gens sont des salauds parce que dans leur tête proprement productiviste il est impossible de ne pas "perdre son temps" si l'on s'échigne à quoi que ce soit, donc tout serait merveilleusement utile d'une façon ou d'une autre pour l'agent. Je dirais même que non seulement ce sont des salauds mais ce sont également des menteurs, parce qu'ils supposent qu'il est possible de ne rien faire, or personne ne devrait ignorer que toute action, même négative, c'est-à-dire définie par son absence, est une action, et qu'il est donc impossible de ne pas agir. Un exemple simple: ne pas voter, c'est une action qui peut avoir plusieurs significations, que ce soit la paresse, un désaccord avec le système en place, un manque de confiance dans le gouvernement ou n'importe quelle autre raison tant qu'elle est volontaire.
Ca n'empêche pas ces salauds de dire à tel enfant préférant jouer que trimer qu'il "perd son temps" parce qu'il ne rentre pas dans le cadre productiviste auquel le forme le système éducatif, de dire à un adulte qu'il "perd son temps" parce qu'il se met à peindre plutôt qu'à chercher un emploi, à un vieillard qu'il "perd son temps" parce qu'il tente une fois de plus de se relancer dans une aventure qu'il n'est peut-être pas en état de finir. Alors qu'il se pourrait bien que, en jouant cet enfant apprenne une leçon plus importante que l'algèbre qu'on désirait lui enseigner ce jour-là, que cet adulte peigne un chef-d'oeuvre dans son "oisiveté" et que ce vieillard, en partant à l'aventure, redonne un sens à sa vie.
Ce qui nous mène à une définition plus personnelle et finalement plus juste de cette idée que serait "perdre son temps", en désignant comme temps "qui ne serait pas perdu" toute durée qui se justifie elle-même aux yeux de celui qui la vit. L'enfant apprécie le jeu, l'adulte la peinture, le vieillard l'aventure; et ça suffit pour qu'ils ne perdent pas leur temps. Alors que dans la définition purement productiviste, il s'agissait plus de ne pas perdre le temps des autres: toute action qui ne s'inscrirait pas dans un cadre productif, qui n'apporterait pas la création de richesse chez les autres serait décrite comme une perte de temps, mais là où ils se trompent, c'est qu'il s'agit non pas d'une perte du temps de l'agent, une durée qui ne se justifierait pas par elle-même, mais une perte du temps des autres: de ceux qui ont besoin de former l'enfant à un métier, de ceux qui cherchent un employé qui préfère peindre plutôt que travailler, de ceux qui devront supporter les lubies d'un ancêtre qui ne pourra sans doute pas finir ce qu'il s'est mis en tête d'entreprendre avant de rendre l'âme. En effet, si perdre son temps personnel est une notion difficile à évaluer, si tant est au final qu'elle existe, il ne devrait pas en être de même pour ce qui est de perdre le temps des autres: dès lors qu'on préfèrerait s'être passé d'un moment précis, qu'on le regrette, alors on devrait pouvoir parler de "temps perdu", n'est-ce pas?
C'est pourtant là où on se heurte à un mur, celui de la réalité et du pragmatisme: comment peut-on définir de façon définitive et absolue qu'une durée a été du "temps perdu" pour soi? Un élève qui passe ses cinq premières années après le bac à enchaîner différentes études a-t-il perdu son temps si, durant ces années, il s'est senti mal à l'aise, mais qu'une fois ce laps de temps passé, il les considère comme utile? Le fait que nous soyons des animaux temporels, qui dépendons du temps, ne nous permet pas d'énoncer des jugements tels que ceux faisant appel à la notion de "temps perdu" de façon absolue. Il faudrait pouvoir exister hors du temps pour désigner un événement comme étant une perte de temps de façon absolue. Exister hors du temps ou se trouver au bout de sa vie...
...Car si l'on a vécu et qu'il est su de façon certaine que l'on va mourir bientôt, alors on sait, croit-on, on sait quels événements nous ont étés utiles, quels actions nous ont causées du tort, et comment nous aurions préféré mener notre vie, donc quels furent ces instants perdus. Mais non, en réalité on en ignore tout, on sait qu'on regrette, cela va de soi; mais on ne saura pas si, enfant, le fait d'avoir travaillé ce jour précis plutôt que de jouer ne nous aurait pas apporté, plus tard, des désagrément plus nombreux du fait d'interactions complexes, si cherchant un emploi plutôt que peignant, on en aurait trouvé un qui nous satisfasse, ou si, déjà grisonnant, il aurait été meilleur de rester avec ses proches plutôt que de partir faire cent voyages.
Je vais être taxé de relativisme, et je suis d'accord que jusqu'à maintenant, c'est par un argumentaire relativiste que je tente de détruire la notion de "perte de temps". Mais c'est principalement parce qu'elle n'était pas assez forte, pas assez vraie pour pouvoir se défendre des assauts de cette philosophie. J'affirme cependant qu'il existe une forme de temps perdu qui n'offre pas de prise aux assauts relativistes: la perte du temps subjectif, c'est à dire de la mémoire.
C'est lorsqu'on perd la mémoire que l'ont peut effectivement parler de "perte de temps". Car qui viendra nous rendre ces secondes, ces minutes, ces années perdues sous le coups de neurones perdus? Là normalement suivraient des envolées lyriques sur comment il est triste de voir, après l'écoulement des grains du sablier, que celui du dessous contient bien moins de sable que celui du dessus, que la vie est injuste, que les plus souffrant sont ceux qui souffrent des maux de l'âme: ce sont des idioties qui vous feraient regretter à vous de m'avoir lu. Qu'on n'aille pas dire que je vous fait "perdre votre temps".
Enfin, dernière interprétation possible de la perte du temps: vivre, tout simplement. Si l'on suppose qu'on commence sa vie avec une certaine réserve de temps alors le fait de vivre le fait s'échapper, et il n'y a donc rien de plus beau que cette fuite du temps qui ne se rattrape jamais. Mais là, le ton est sans doute trop négatif, et on ne peut pas parler de "perte": employer son temps à vivre, quelle horrible chose! Il faudrait dire "vivre son temps" si jamais on voulait définir la perte de temps de cette manière.
En explorant les divers sens de l'expression "perdre son temps", on s'est rendus compte qu'ils peuvent être restreints en deux sens seulement: le premier, l'absence total de sens. Le temps ne peut pas se perdre; il peut être regretté ponctuellement, il peut être apprécié, mais comme une action se définit en partie par le fait qu'elle est volontaire, alors il n'existe pas de durée qui ne puisse se justifier elle-même du point de vue de l'agent. La seconde, c'est de voir le temps comme la vie ou la perception de la vie, ce qui peut se traduire de façon poético-mélancholique (la vie passe et nous mourrons), soit de façon plus gaie et plus belle: la vie passe, et nous sommes en vie.
Bon, moi en attendant, il me faut un autre sujet, parce que je ne peux pas écrire sur du vide. J'ai déjà "Avec deux bouts de ficelle on fait un conte" pour le prochain, et je suppose que j'en trouverais encore un d'ici là, mais ça m'arrangerait de pas avoir à trouver moi-même.