Le jeu
Le jeu est communément accepté comme étant un divertissement qui comporte une part éducative et plaisante, mais on oublie souvent qu'il peut également permettre de joindre l'utile à l'agréable, donc qu'il n'est pas essentiellement inutile. Il est facile de tourner le jeu en dérision lorsqu'il n'a pas d'utilité pratique directe, ou que les enseignements qu'il apporte ne sont pas, eux aussi, à fins de pouvoir être utilisés directement en pratique. Cependant, cette tendance actuelle de considérer le jeu comme une activité mineure de l'être humain n'a pas été vraie ni de tout temps ni de tout lieu, et on retrouve des exemples de jeux qui furent ou sont bien considérés, voire des jeux à caractère sacré et donc essentiels au fonctionnement des sociétés où ils étaient joués; je pense notamment au jeu de balle aztèque qui se jouait grâce aux coudes et aux genoux, et dont l'équipe perdante était sacrifiée aux dieux selon mes souvenirs. De même, des jeux comme les échecs sont considérés comme nobles, quand ils ne sont pas vus comme une perte de temps et de talent pour d'autres. Il m'importe ici d'étendre un peu ces lettres de noblesse qu'ont certains jeux à un ensemble plus vaste, et à montrer que les jeux, malgré leur inutilité apparente, sont en fait fondateurs de l'homme et de sa vision du monde.
Je me souviens d'une citation qui disait que l'adulte joue encore, même s'il ne se le dit pas; l'auteur étant mort dans ma mémoire, je ne peux pas la citer exactement, mais il me semble que c'est une réalité et que le jeu est une activité constante à tous les âges, que l'on retrouve dans toutes les cultures sous différentes formes. Ainsi, depuis des jeux de cartes occidentaux aux shah/échecs persans, en passant par l'awalé africain et le jeu de go qui se retrouve en asie, le jeu s'est retrouvé dans tous les continents et c'est une constante de la société humaine. Cependant, il prend plusieurs formes, ce qui peut le rendre difficile à définir. Il est néanmoins possible de dire qu'un jeu possède les caractéristiques suivantes:
- C'est une activité plaisante;
- Elle est donc librement choisie par les acteurs qui y participent;
- Elle est séparée, c'est à dire prenant place dans un cadre différent de celui de la vie courante;
- Cette séparation se traduit principalement par des règles qui se substituent aux règles de la vie courante;
- Ces règles mettent en place le cadre fictif du jeu qui ne prête pas conséquence aux actes du jeu (en apparence)
- Il peut s'accompagner ou non de matériel, être en solitaire en à plusieurs, en équipe ou individuel, menant à une compétition ou une collaboration.
- Si elle donne lieu à une compétition, alors l'issue doit être incertaine ou le jeu perd son intérêt pour les participants.
Voici les caractéristiques principales grâce auxquelles on peut décrire le jeu d'un point de vue purement épistémologique; il existe d'autres manières de le définir, il existe un jeu social, un jeu mathématique, mais ces définitions ne sont pas celles sur lesquelles je vais m'appuyer.
Une des notions les plus importantes concernant le jeu est la notion de règle. Qu'elles soient énoncées ou tacites, elles sont toujours présentes dans tous les jeux: les cartes ont une certaine hiérarchie à la bataille, elles se jouent selon un certain ordre, elles sont distribuée face cachée et non pas de façon révélées, et ainsi de suite. De même pour les jeux de rôle, qu'ils soient enfantins, purement imitatifs ou au contraire fortement créatifs. La notion de cadre fictif séparé est très importante parce qu'elle permet de distinguer les pratiques amoureuses du jeu (sauf dans le cadre des jeux amoureux), et instaure l'absence de conséquence voulue par le cadre du jeu (comme on le verra, ce n'est pas toujours vrai). Enfin, la notion de plaisir est assez évidente mais il ne faudrait pas l'oublier, afin de ne pas commettre de contresens.
D'ores et déjà, nous pouvons distinguer deux types de jeu: les jeux compétitifs et les jeux coopératifs. Un jeu compétitif met plusieurs joueurs ou équipes l'une contre l'autre dans un combat fictif, qui peut prendre de multiples formes, et qui distingue à la fin du jeu deux groupes de joueurs: les vainqueurs et les perdants.Ce sont des jeux comme le football, le badminton, les dames, les échecs, le tarot, les jeux de tir à la première personne, les jeux de stratégie sur support papier ou ordinateur, ou un simple concours de devinettes. Les jeux coopératifs fondent tous les joueurs dans un seul groupe qui va agir dans le but d'accomplir une action d'une façon amusante. Les jeux coopératifs sont généralement des jeux de rôles, mais on peut distinguer des jeux de mouvements, de danse, de création artistique (littéraires comme le cadavre exquis, qui peut être transposé au cadre musical, pictural, etc), mais aussi des jeux de gestion par ordinateur ou toute forme de coopération dans des jeux vidéos qui opposent les joueurs à l'ordinateur. Certains jeux peuvent présenter les deux rôles également, mais alors chacun est séparé l'un de l'autre; un exemple serait le jeu de rôle massivement multijoueur WOW qui présente la possibilité d'accomplir des "instances", des combats qu'ils mènent contre l'ordinateur à l'aide d'une ribambelle d'alliés humains, soit de faire du "PvP", ou Joueur contre Joueur en français, où les joueurs s'affrontent en équipe ou en solo.
Qu'un jeu soit compétitif ou coopératif n'a pas de valeur en soi, mais chacun de ces types de jeu possède l'avantage d'enseigner des qualités qui sont essentielles: les jeux compétitifs enseignent le dépassement de soi, permettent de se mesurer aux autres et de connaître à la fois sa valeur propre, ses qualités personnelles et ses défauts, et pousse à une amélioration personnelle sur tous les plans: cela se retrouve dans les jeux d'échecs, où les joueurs tentent d'apprendre le plus possible de situations où ils sont certains de gagner ("positions d'échec") et apprennent également à les reconnaître le plus tôt possible; dans les jeux sportifs, comme le badminton, où il s'agit d'une part de modeler son corps et ses déplacements, et d'autre part de mettre en place une stratégie en évaluant d'abord le jeu de son adversaire puis en en exploitant les faiblesses. Exactement de la même manière, les joueurs de Starcraft commencent par travailler leur agilité manuelle et digitale afin d'utiliser au mieux souris et clavier, puis apprennent des stratégies diverses, leur forces et leur faiblesses respectives, et finalement les utilisent avec leurs forces et faiblesses personnelles, en une sorte de synthèse esprit et corps. Enfin, tous les jeux compétitifs d'équipe enseignent la coopération, la confiance et le besoin de confiance en situations de stress, et l'organisation de groupe, avec suivant le cas la présence d'un chef, les liens de subordination et la notion de responsabilité, ou la coopération à parts égales.
Les jeux coopératifs de leur côté enseignent l'entraide, la résolution de problèmes par le groupe, l'épanouissement personel, la tolérance et stimulent la créativité en général. Les jeux de rôle, par exemple, permettent à un groupe de créer une histoire, sous la tutelle d'un "maître du jeu" ou conteur, qui a pour rôle d'aider les joueurs à raconter leur histoire en fixant quelques contraintes comme le lieu, les personnages et leurs capacités, tout en obligeant en partie à accepter que les personnages interprétés par les membres du groupe sont illusoires et donc que les violences commises de l'un à l'autre, s'il y en a, sont purement dans un but narratif*. Des jeux comme le cadavre exquis sont souverains pour éveiller à la beauté de la langue et du sens, et les jeux vidéos en coopération apprennent la résolution de problèmes en groupe et le fonctionnement d'une équipe, comme par exemple dans Lego Star Wars, où certaines énigmes ne peuvent être résolues qu'avec une certaine combinaison de personnages effectuant une suite d'actions précises chacun de leur côté, nécessitant de la coordination.
*sauf dans les cas où l'un des joueurs sort du cadre du jeu en interprétant ces actions comme portant à conséquence; voilà pourquoi les jeux sont sensés être inconséquents, mais peuvent toutefois en avoir, ce qui se retrouve par exemple dans des jeux comme le monopoly.
Ainsi, le jeu en général, et tous les jeux, qu'ils soient sportifs, de salon, vidéos, coopératifs et compétitifs sont d'excellents outils de formation et d'apprentissage car ils enseignent des valeurs à ceux qui les pratiquent. Un joueur d'échecs apprendra la patience, l'assiduïté, le sérieux, un joueur de football apprendra la coopération, la discipline physique, la confiance, un joueur de Starcraft apprendra la discipline mentale, le "multi-tasking"*, la prise de décision en urgence. Et ces compétences peuvent être utilisées ailleurs dans la vie courante, dans un emploi, dans des loisirs ou des activités sociales. Plus loin que ça, c'est un fait social qui fait partie de la culture, et qui modèle fortement les façon de penser de ceux qui y jouent.
*Capacité à faire deux ou plus de choses en même temps, ce qui rend ce jeu très utile aux cogniticiens qui s'intéressent à cette capacité mentale peu répandue et difficile à développer de façon globale.
Je veux prendre pour exemple la différence que j'ai pu observer entre les dames que j'appellerais occidentales et les dames nommées chinoises. Les premières sont fondées sur une opposition directe entre les joueurs: il s'agit de faire disparaître jusqu'au dernier pion de l'adversaire. Les deuxièmes, elles, opposent les joueurs de façon indirecte: il s'agit d'être le premier à avoir fait traverser tous ses pions de l'autre côté du plateau. J'ai joué assez jeune aux deux, et si je peux me vanter d'avoir été fort très vite aux dames occidentales, les dames chinoises m'ont posé beaucoup problème pour la raison suivante: dans les dames occidentales, je comprenais très vite que pour gagner, il fallait et il suffisait de suivre une procédure qui était de manger les pions adverses, ce qui ne posait pas problème. Les dames chinoises demandent à la fois de prévoir les mouvements de l'adversaire, de les manipuler de façon à ce qu'ils soient utiles au déplacement de nos propres pions, et d'empêcher les pions adverses d'avancer en utilisant notre propre placement de pion. Là où il suffisait d'être plus logique dans les premières, il fallait devenir plus créatif, et plus traître aussi dans les secondes, plus manipulateur. La ressemblance de ces jeux, au demeurant, est avant tout du domaine du nom, et je n'irais pas jusqu'à trouver cela représentatif de la culture occidentale ou asiatique, mais on se rend compte qu'ils ont tous les deux des caractéristiques différentes, et je tends à penser que le jeu occidental enseigne à se développer soi uniquement, quand le jeu asiatique apprend à utiliser les autres, avec ou sans leur gré, et à être soi-même utilisé. Le jeu a donc une fonction de socialisation très forte, d'autant plus qu'elle est volontaire.
Je suis persuadé que le jeu en général, et sous toutes ses formes, est avant tout positif au sens où il fournit un apprentissage agréable. S'il est possible de le critiquer en tant que méthode d'apprentissage pour des questions d'organisation, de mise en oeuvre ou de moyens, son efficacité, elle, n'est pas à débattre, excepté pour les questions les plus ésotériques; et encore*. Les critiques adressées au jeu qui peuvent être retenues sont donc les suivantes: celle qui affirme que le jeu est une perte de temps; celle qui dénonce les enseignement de certains jeux, les trouvant violents, vulgaires ou immoraux. Je veux prouver qu'aucune de ces critiques ne touche véritablement le jeu, mais plus la sortie du cadre du jeu.
*L'enseignement de théorèmes mathématiques et de méthodes de résolutions de problèmes peut se faire très facilement par le jeu, soit en présentant des cadres pratiques et amusants pour la résolution du problème, soit sous la forme d'énigmes qui enseignent un raisonnement mathématique ou logique rigoureux. Exemple: l'énigme des 5 pirates, l'île des moines muets qui doivent se sacrifier s'ils ont les yeux rouges, etc...
Ceux qui affirment que le jeu est une perte de temps ne peuvent pas nier son intérêt du point de vue de la socialisation et de l'éducation; ils ne peuvent donc pas être contre le jeu en général, quel qu'il soit. Ainsi, ils dénoncent un usage abusif des jeux; et sur ce point ils ont raison. Cependant, dès lors qu'il s'agit d'un usage abusif, il ne s'agit plus d'un jeu. En effet, si l'on considère que le joueur est devenu dépendant, que ce soit à un jeu de plateau, de parole ou sur ordinateur, alors sa liberté est entravée et il ne joue plus de façon libre; sil garde cette impression plaisante, et que son usage est traité comme abusif, c'est qu'il dépasse le cadre séparé du jeu: il est mêlé à la vie quotidienne, et devient ce qu'on appelle habituellement pathologique. Le jeu devient une drogue et n'est plus un jeu, parce qu'un jeu n'est pas un ensemble de rêgles amusantes à suivre, c'est une convention suivie par un groupe ou un individu qui demande aussi une certaine disposition d'esprit. Le Joueur D'Echecs, de Stefan Zweig, est un formidable exemple du passage du jeu à l'obsession, et il est évident que le rapport dudit joueur au jeu n'est plus du tout ludique.
Pour cette même raison, ceux qui disent que certains jeux enseignent des valeurs fortement négatives, comme le meurtre, la guerre, le vol se trompent parce que considérer le fait qu'on mange un pion aux dames, qu'on prenne un fou aux échecs, qu'on tue un gobelin joué par le conteur ou un adversaire sur un jeu de tir comme étant un meurtre réel fait directement sortir du jeu et de sa convention, qui est d'accepter le cadre fictif de celui-ci. D'ailleurs, ces discours sont souvent hypocrites parce que pour peu que ces mêmes actions soient représentées d'une façon moins graphique, elles ne leur posent pas problème: Risk n'a jamais été décrit comme un jeu violent quand des jeux comme Call of Duty sont présentés comme des horreurs sans nom et immorales, alors qu'il est difficile de comparer les milliers d'hommes symbolisés par chaque pion et l'horreur des batailles qui s'y déroulent, avec les morts dûes à une unité de commandos qui sont quand même chargés de protéger le monde de fous voulant provoquer une guerre mondiale. Pour prendre un autre exemple encore plus frappant: le jeu sur Ipad, Angry Birds est extrêmement violent dans l'idée: il s'agit d'envoyer des oiseaux se suicider pour détruire les maisons d'innocents cochons et leur voler leur argent; à se concentrer uniquement sur ces notions, on pourrait penser que ce jeu ferait scandale, alors qu'il fait fureur grâce à ses graphismes mignons et comiques et sa musique entraînante. Si l'on critique un jeu tel que Call of Duty pour ses idées violentes, alors il faudrait également frapper Angry Birds, Risk, les échecs et les dames parce qu'eux aussi représentent le meurtre voire la guerre. Mais le principe du jeu se retrouve non pas dans l'apparence cosmétique, qui est tout à fait critiquable, mais dans l'acceptation du fait que le jeu se déroule dans un cadre fictif, donc que les actions représentées dans le jeu et dans le jeu seulement ne prêtent pas à conséquence. Les rares rapports de personnes cherchant à imiter le jeu dans la vie réelle n'ont justement pas pu ou pas su prendre en place ce cadre fictif, et n'est donc pas le jeu qui a causé leur comportement, mais bien leur état d'esprit qui n'était déjà pas stable et que le jeu n'a fait que révéler, comme cela aurait pu être révélé par un film, un tableau, une musique, une simple discussion dans la rue, un bruit quelconque. Pour ma part, je joue à un jeux où le personnage que j'incarne tue, vole, profane, enclenche des guerres, commande des assassinats, réduit en esclavage, organise des lavages de cerveau dans une région des états-unis, mais la simple idée de frapper quelqu'un moi-même me révolte, et je ne crois pas que mon témoignage soit unique en son genre. Ce qui peut, au demeurant, être critiqué, c'est l'excès de détails graphiques et du gore dans les représentations de ces jeux, mais ce n'est plus une question de jugement moral mais esthétique: on ne peut plus considérer qu'un jeu enseigne le meurtre de nos jours.
Ainsi et pour finir, le jeu est une activité fortement positive, qui permet de lier l'enseignement, l'effort et le plaisir, qui permet de lier les groupes entre eux, tout cela tant qu'on respecte les conventions du jeu et qu'on accepte que le jeu prend place dans un cadre séparé de la vie réelle et fortement fictif, donc inconséquent, et que toutes les conséquences dites néfastes des jeux n'a en réalité aucun effet sur tout humain sain d'esprit capable d'appréhender une réalité virtuelle et d'assumer un rôle qui n'est pas le sien en terme de comportement à des fins plaisantes.
Voilà qui, j'espère, éclaircira ceux qui pensent encore que les jeux sont néfastes en eux-mêmes, ceux qui pensent que cela dépend du type de jeu, et que ça pourra donner des arguments à ceux qui comme moi les aiment tous sans distinction, avec chacun ses préférences et ses goûts.